Conférence « Prévention spécialisée 2.0 : quels enjeux pour quelles pratiques ? »
Le 25 janvier dernier, l’association Itinéraires a eu le plaisir d’inviter Rosa Maria BORTOLOTTI, chercheuse en sciences de l’éducation à Cergy Paris Université, membre de l’Observatoire Universitaire International Education et Prévention et de l’Association Française de Sociologie, pour une conférence sur la prévention spécialisée à l’heure du numérique, organisée à l’IRTS Hauts-de-France.
En 2021, elle a mené avec Benjamin MOIGNARD, son directeur de thèse, une enquête sur les usages des éducateurs de la prévention spécialisée autour du numérique et des enjeux qui se posent en termes de pratiques et d’éthique d’intervention.
Cette conférence a rassemblé 148 professionnels de la prévention spécialisée, qui ont pu longuement échanger sur leurs pratiques.
En préambule, le directeur d’Itinéraires, Slimane KADRI, a insisté sur le fait que le problème des réseaux sociaux et des outils numériques n’est pas qu’un problème de jeunes mais qu’il nous concerne tous, et particulièrement les éducateurs.
Comment accompagner les jeunes dans l’usage des réseaux sociaux ? En quoi les outils numériques peuvent-ils aider les éducateurs dans leurs pratiques professionnelles ? Quels avantages, quels inconvénients, quels risques ? Autant de questions qu’il est essentiel de poser pour la prévention spécialisée.
Rosa Maria BORTOLOTTI rappelle que les enquêtes sur les usages numériques montrent que les personnes qui transmettent le plus de fausses informations aujourd’hui ne sont pas les jeunes mais les adultes, plutôt dans la tranche d’âge de 40 ans et plus.
Présentation des travaux de recherche
Rosa Maria BORTOLOTTI présente le fruit de son travail de recherche de 4 années en Seine Saint Denis : les modalités de l’enquête, les chiffres clés de cette étude et ses principaux résultats. Ce rapport a été commandité en 2018 par le Département de la Seine Saint Denis, et rendu en 2021. Le travail a été réalisé avec 8 associations de prévention spécialisée du territoire.
Sa problématique de thèse interroge à la fois la manière dont les jeunes accompagnés par la prévention spécialisée s’approprient les réseaux sociaux numériques et dont ils articulent leur utilisation dans leurs interactions dans le quartier, dans la cité, avec la famille, avec les amis. Et comment ces sociabilités digitales juvéniles vont influencer le rapport éducatif et la relation entre l’éducateur(trice) et les jeunes.
« Aujourd’hui il y a un enjeu important dans le travail social de travailler cette question du numérique, car on constate beaucoup de brouillage entre des avis personnels et des avis scientifiques qui se mêlent, ce qui nous empêche d’avoir une discussion critique et sérieuse sur la place du numérique dans le travail social. Il est temps de définir quel va être notre périmètre d’action face au numérique et aux usages des réseaux sociaux. »
Il y a aussi un besoin de faire des études sur les usages numériques des jeunes des quartiers populaires.
Ce que ressort de l’étude :
- Les éducateurs et éducatrices sont largement engagés dans des pratiques numériques, notamment dans l’usage des réseaux sociaux.
- Cependant, cela ne signifie pas qu’ils en ont les mêmes usages.
Les éducateurs ont beaucoup de peurs et d’interrogations, qui se traduisent dans des usages très différents d’une association à l’autre, d’un éducateur à l’autre.
Parmi leurs interrogations : comment adapter le principe de l’anonymat avec les réseaux sociaux ? Comment adapter le principe de la libre adhésion dans les pratiques numériques ? Comment protéger ses informations personnelles ? Comment gérer son temps de travail ? Quelle différence entre un éducateur usager des réseaux sociaux et un Promeneur du Net ? Quels usages ?
71% des éducateurs et éducatrices ont des usages numériques dans le cadre de leurs pratiques professionnelles.
Ces usages sont toutefois très fragmentés :
- 39% n’ont pas d’usages
- 35% ont des usages modérés
- 26% ont des usages courants
4 typologies d’usages :
- Les indécis : ils pensent qu’il y a un vrai enjeu sur le numérique mais ils se posent beaucoup de questions, et donc ils n’y vont pas tant qu’ils n’ont pas de réponses de leur hiérarchie.
- Les attentifs : ils ont ce même sentiment d’enjeu mais tentent quand même d’y aller, ils essayent timidement tout en faisant constamment attention car ils ont peur de faire des erreurs.
- Les militants 2.0 : ils sont « à fond » dans le numérique, ils ont déjà construit leurs propres règles d’utilisation, ils sont convaincus que c’est un outil nécessaire en prévention spécialisée, que c’est une nouvelle compétence professionnelle à avoir, qu’il faut le faire pour les jeunes.
- Les réfractaires : ils refusent toute forme d’utilisation des réseaux sociaux numériques et des outils numériques. Pour eux, le travail de la prévention se fait dans la rue, en face à face, uniquement. Le numérique n’est même pas un sujet pour eux.
Les facteurs d’accrochage ou de non accrochage :
- L’âge et l’ancienneté dans le métier : contrairement au cliché rependu, ce sont les jeunes éducateurs et éducatrices (20-30 ans) qui sont les plus réfractaires aux usages numériques. Les 40 ans et plus et ceux qui ont plus d’ancienneté dans le métier utilisent plus les réseaux sociaux. L’hypothèse étant que c’est l’ancienneté et l’expérience qui donne le plus d’assurance à se lancer dans les outils et réseaux sociaux numériques.
- Le genre : l’étude montre que les éducatrices sont plus ouvertes à utiliser les réseaux sociaux numériques que les éducateurs. Plusieurs hypothèses pourraient l’expliquer : l’attirance des femmes pour les réseaux sociaux numériques pour tisser des liens ; les éducatrices auraient plus tendance à accompagner des filles, et comme celles-ci utilisent plus les réseaux sociaux que les garçons, les éducatrices s’adaptent ; les éducateurs hommes seraient plus réticents à discuter avec des jeunes sur ces réseaux par peur d’être mis en porte-à-faux ; l’hypothèse viriliste sur le refus naturel des éducateurs hommes qui auraient besoin de légitimer leurs pratiques par le travail « dur », qui se fait dans le rue et pas sur les réseaux sociaux.
- Le niveau de formation : les éducateurs et éducatrices les plus diplômés sont les plus réfractaires aux usages numériques. Pour eux se posent la question éthique notamment.
Des préoccupations partagées
Les discours des directions sont cohérents avec les discours des éducateurs : tout le monde se sent « perdu » sur ces questions.
Tous disent aussi que le numérique ne remplacera jamais le travail de rue ni l’accompagnement éducatif en face à face. Le numérique ne peut être qu’un outil au service de la relation éducative.
Les besoins qui ressortent de l’étude :
- Besoin de cadrage et d’un positionnement clair de la hiérarchie, d’une charte d’orientation au sein des équipes, en fonction des spécificités de chaque territoire et de chaque association.
- Besoin de formation sur l’utilisation des outils numériques, sur les usages des jeunes, sur les enjeux éthiques et déontologiques en prévention spécialisée.
Les recommandations générales faites dans le rapport :
- Réfléchir à construire des cadres éthiques des usages dans les associations, en respectant les particularité de chaque association et des territoires.
- Mettre en place des formations sur les usages numériques des jeunes.
- Réfléchir à la mise en place de la relation éducative en contexte numérique.
- Envisager des modèles des usages numériques en fonction des publics.
- Interroger les stéréotypes de genre dans les pratiques de la prévention spécialisée.
- Organiser des espaces de formation partagée et ancrés sur les enjeux éthiques et déontologiques des pratiques numériques éducatives.
Un temps d’échange très riche
Les professionnels présents à cette conférence ont eu de riches échanges avec Rosa Maria BORTOLOTTI, dont l’étude fait écho à leurs propres interrogations au sein de leurs équipes, preuve d’un réel besoin d’ouvrir le débat sur ces problématiques.
Parmi les remarques et interrogations :
– Que faire en tant qu’éducateur en cas de réception de « nudes »1 sur les réseaux sociaux de la part de jeunes ? Rosa Maria rappelle l’importance de toujours utiliser un compte professionnel individuel pour travailler, de l’existence d’un cadre légal (le droit commun), et de l’importance aussi d’avoir un espace de discussion mis en place au sein des équipes. Le conseil donné est aussi que l’éducateur, avant d’ajouter un jeune en contact sur un réseau social, lui explique très clairement le cadre : ce qui sera permis, ce qui ne le sera pas, comme un pré-contrat.
– La mise en conformité des usages numériques avec le RGPD (Règlement général de protection des données) : beaucoup de questions se posent. Le délégué à la protection des données a un rôle essentiel à jouer dans l’accompagnement des équipes.
– En 2020, pendant le confinement, la question du numérique s’est vraiment imposée pour garder le lien avec des jeunes et des familles très isolés, assurer le relai avec les institutions, mais aussi apporter un soutien psychologique.
– La question à se poser : à quel moment le numérique apporte ou pas une plus-value au travail éducatif ? L’éducation spécialisée ne part pas de rien, elle a su s’adapter à beaucoup de changements, le numérique en fait partie. Des ressources existent déjà et l’outil numérique doit juste être adapté aux pratiques de la prévention. Dans les échanges en face à face, on fixe des limites avec les jeunes, il faut aussi fixer des limites dans les échanges en ligne.
– La nécessité d’expliquer aux parents des jeunes accompagnés l’utilisation qui est faite du numérique dans les pratiques éducatives.
– On parle beaucoup des dangers du numérique ou des inégalités qu’il peut engendrer (fracture numérique), mais on ne parle pas suffisamment de ce que cela peut amener de positif dans l’accompagnement des jeunes : par exemple pouvoir accéder aux « invisibles », faire circuler les informations…
Documentation mise à disposition :
- Le support de présentation de la conférence :
- Retrouvez l’intégralité du rapport de recherche de Rosa Maria BORTOLOTTI :
- Vidéo de la conférence :
Conseils de lecture :
– Potin, E., Henaff, G. Et Trellu , H. (2021). Le smartphone des enfants placés.
Quels enjeux pour la protection de l’enfance ? Paris : Eres.
– Bortolotti, R-M. (2021). La prévention spécialisée à l’ère du numérique : quels défis et quels changements dans la formation professionnelle ? Articulations , n.2, p. 1 19.
– François SORIN, Les usages des réseaux sociaux numériques dans le cadre de l’accompagnement socioéducatif, L’exemple du dispositif « Promeneurs du Net » et de la présence éducative sur Internet, dans Revue des politiques sociales et familiales 2021/1 (N° 138)
– ANAS2 : Le travail social à l’épreuve du numérique.
– Haut Conseil du Travail Social (Rapport Numérique) : https://solidarites.gouv.fr/production-du-groupe-de-travail-numerique-et-travail-social