Lutter contre la radicalisation : l’importance de la prévention primaire
Le 2 novembre dernier, à l’occasion de l’hommage national rendu au professeur Samuel Paty dans les établissements scolaires, l’Equipe Mobile de Prévention de la radicalisation* d’Itinéraires est venue dialoguer avec des élèves du collège Jean Zay à Fâches-Thumesnil.
L’assassinat d’un professeur par un fanatique religieux nous a tous profondément choqué et a meurtri la communauté éducative. L’association Itinéraires a tenu à manifester son soutien et à être aux côtés des enseignants. Elle a proposé aux chefs d’établissements qui le souhaitaient de mettre à leur disposition son Equipe Mobile de Prévention de la radicalisation* pour venir dialoguer avec les élèves et les professeurs.
Le débat national montre à quel point il est compliqué d’aborder certains sujets tels que les religions, la laïcité, la radicalisation. Il est pourtant essentiel d’engager ce dialogue le plus tôt possible avec les jeunes. L’Equipe Mobile d’Itinéraires est pour cela une structure ressource qui peut venir en appui des établissements scolaires, afin de réaliser un travail de prévention primaire.
Stéphanie VERSCHELDE, principale du collège Jean Zay à Fâches-Thumesnil, a répondu favorablement à cette proposition et accueilli deux membres de l’Equipe Mobile pour échanger avec les élèves.
Qu’est-ce qui vous a motivée à faire appel à l’Equipe Mobile ?
Dans ce contexte si particulier et difficile, où certains enseignants ont pu se sentir en difficulté pour cette reprise, j’ai trouvé pertinente l’idée de faire intervenir les professionnels de l’Equipe Mobile, qui sont éducateurs et spécialisés sur ces questions qui font débat.
D’autant qu’au collège Jean Zay nous n’avons pas d’ALSES** car nous ne sommes pas classés zone d’éducation prioritaire. Pourtant nous accueillons le même public que les collèges de Lille Sud et nos problématiques sont les mêmes. Pour avoir autrefois travaillé dans un établissement avec ALSES, je connais bien les avantages à avoir un éducateur au sein d’un collège, qui fait le lien entre l’intérieur et l’extérieur et peut aider à prévenir ou traiter certaines tensions.
Le soutien de l’Equipe Mobile ce jour-là était donc bienvenu.
Pourquoi était-ce important d’organiser un temps de parole ?
C’était essentiel pour expliquer aux élèves le sens de cette minute de silence.
J’avais le souvenir douloureux des attentats de Charlie Hebdo en 2015, je travaillais alors dans un autre collège et il avait été très difficile de demander aux élèves d’observer une minute de silence sans explication préalable, c’était la porte ouverte aux incidents. Cette fois-ci cela s’est passé différemment, la minute de silence a été respectée dans toutes les classes.
Ce besoin de parler était partagé à la fois par les élèves et les enseignants, chez qui il y a un véritable mal-être. C’est la première fois que l’Education Nationale est touchée de cette façon en son sein, c’est très choquant. Ce temps de parole était aussi important pour reconnaître et saluer le travail des professeurs.
L’Equipe Mobile a accompagné une classe de 3ème et une classe de 4ème : comment s’est opéré ce choix ?
Avec l’ensemble de la communauté éducative, nous avions décidé que ce serait aux professeurs principaux de prendre en charge leur classe pendant cette matinée d’hommage, car les élèves ont un rapport tout à fait différent avec eux. Mais en raison du contexte Covid, deux professeurs principaux étaient absents ce jour-là et ont dû être remplacés par des jeunes enseignantes contractuelles. Il me semblait important de ne pas les mettre en difficulté, c’est pourquoi j’ai proposé que ce soit elles qui soient accompagnées par l’Equipe Mobile. Je savais que je les laissais entre de bonnes mains.
Comment se sont passés les échanges avec les élèves ?
– Ali GHOUL, chef de service de l’Equipe Mobile :
Nous avons discuté de l’actualité tragique, de la laïcité, des religions, de la tolérance, autant de sujets au cœur du débat national. J’ai parlé du vivre ensemble, de ce que cela signifie, en m’appuyant sur mon propre parcours à l’école de la République. Il y avait beaucoup d’émotion chez ces jeunes, qui ont exprimé leur solidarité avec les enseignants. Dans leur discours, aucun propos haineux, au contraire ils étaient choqués et attristés par ce qui s’était passé. Ils considèrent que les professeurs sont là pour les aider et que s’en prendre à eux est un acte très grave.
J’ai observé que tous n’avaient pas le même niveau d’information : ils ne connaissent pas les médias et très peu avaient parlé de cette actualité avec leurs parents, le sujet étant peu évoqué à la maison. Certains ne savaient pas ce qu’est une caricature, je leur ai expliqué.
Je leur ai aussi expliqué le sens de cette minute de silence, qui, à 11h, a été parfaitement respectée.A la fin de notre intervention, une jeune fille nous a remerciés et demandé de revenir pour continuer à parler. Beaucoup de professeurs sont aussi venus discuter avec nous. Nous les avons sentis très en demande pour que ce type d’intervention soit à nouveau organisée.
– Mme B.***, enseignante de la classe de 4ème :
Pendant cette matinée j’ai surtout eu un rôle de modératrice des débats, pour donner la parole aux uns et aux autres. Au début les élèves n’osaient pas trop parler, puis petit à petit ils se sont sentis à l’aise. Les échanges ont porté sur les religions, sur la France et son histoire, sur le concept de laïcité. Des élèves ont demandé par exemple si la question des caricatures de Mahomet et des attentats était dans le programme. L’intervenant a répondu que oui.
Ces échanges ont aussi été utiles pour donner les bonnes informations car il y avait beaucoup de confusion chez les élèves, certains confondant même les différents attentats.
Je les ai sentis très attentifs et contents de pouvoir s’exprimer.
– Mme E.***, enseignante de la classe de 3ème :
Ça s’est très bien passé avec la classe dont je me suis occupée. Le fait d’avoir des intervenants extérieurs a permis de parler d’autres sujets avec les élèves, comme le vivre ensemble.
Il y a eu une bonne participation, je les ai tous sentis très concernés, ils ont posé des questions qu’ils n’abordent pas habituellement avec leurs professeurs, ou pas de la même façon. Les réflexions des élèves étaient intéressantes. L’un d’eux a dit par exemple : « Ça n’est pas parce qu’on est musulman qu’on défend les terroristes. Musulman et terroriste ça n’a rien à voir ».
C’était vraiment enrichissant et cela a permis d’apaiser les choses et d’y voir plus clair.
Avez-vous déjà vécu des tensions sur le fait religieux et sur la laïcité dans ce collège ?
– Stéphanie VERSCHELDE :
Cela arrive de plus en plus. Non pas par rapport aux contenus d’enseignement mais sur des sujets tels que le port du voile, la cantine, le Ramadan, les rapports hommes-femmes.
Même si le travail sur la laïcité est un peu moins compliqué qu’il y a quelques années, car le principe d’enlever tout signe ostentatoire religieux à l’école est quand même rentré dans les mœurs, il y a énormément à faire sur la question de l’égalité hommes-femmes.
– Mme B. :
C’est arrivé plusieurs fois que des garçons refusent de s’assoir à côté des filles ou que j’entende des remarques sur le fait de ne pas être un ou une bonne musulmane.
– Mme E. :
Non je n’ai jamais rencontré de problèmes de ce genre avec mes élèves.
Comment l’Equipe Mobile peut aider les enseignants sur ces sujets ?
– Mme B :
L’intervention de l’Equipe Mobile m’a soulagée car personnellement je ne me sens pas à l’aise avec ces sujets, je préfère ne pas risquer d’entrer dans des débats politiques. C’est bien que quelqu’un d’extérieur vienne pour en parler.
En tant que professeure j’ai peur, non pas des élèves mais des mentalités.
– Stéphanie VERSCHELDE :
Avec l’Equipe Mobile la parole est différente, ils abordent les jeunes d’une autre manière. Les élèves ne les perçoivent pas comme des enseignants et de ce fait ils se sentent sans doute plus libres ou plus à l’aise pour parler. Ils se sentent aussi valorisés par le fait que d’autres adultes que leurs professeurs viennent les voir, discutent avec eux, les écoutent, s’intéressent à ce qu’ils ressentent ou ce qu’ils ont à dire.
Parler de liberté d’expression, de valeurs de la République, cela concerne tout citoyen, à tout âge, chacun peut se l’approprier. Il faut absolument commencer à défricher ces sujets dès le collège, car à cet âge les jeunes sont en pleine construction.
D’autant que les jeunes n’ont pas toujours les bonnes informations. Ils ne sont déjà pas friands d’information, et quand ils en ont leurs sources ce sont les réseaux sociaux, avec tous les risques d’informations biaisées.
Souhaitez-vous que d’autres temps de rencontre soient organisés dans l’année avec l’Equipe Mobile ?
– Stéphanie VERSCHELDE :
Oui, absolument ! Deux heures dans l’année ne suffisent pas. Tout cela doit se construire, c’est un travail sur le long terme. Il ne faut pas attendre un drame pour entreprendre ce type d’action.
Nous avons déjà des professeurs principaux, de 6ème notamment, intéressés par de prochaines interventions. Nous pourrions les organiser pendant les temps de Vie de classe notamment, qui sont des moments où les professeurs principaux passent une heure avec leurs élèves et traitent de divers sujets, par exemple la charte de la laïcité de l’établissement, la préparation des conseils de classe, les problématiques rencontrées par les élèves telles que le harcèlement, l’addiction aux écrans…
– Mme E :
Il serait intéressant de faire intervenir l’Equipe Mobile sous forme d’ateliers, pour pouvoir travailler de façon plus concrète et en petits groupes, ce qui permettrait à tous les élèves de participer et de s’investir, y compris ceux qui ont plus de difficultés à s’exprimer face à la classe, cela faciliterait la parole.
Cette expérience au sein d’un collège montre combien il est important d’organiser le plus tôt et le plus souvent possible des temps d’échanges avec les élèves sur des sujets aussi complexes que la laïcité et le fait religieux, afin de leur donner les informations justes, de leur permettre de comprendre et d’analyser l’actualité et d’apprendre le débat citoyen.
Car la meilleure façon de lutter contre la radicalisation est bien la prévention primaire.
L’Equipe Mobile se tient à la disposition de tous les chefs d’établissements qui souhaiteraient s’inscrire dans cette dynamique.
* L’Equipe Mobile a été constituée à l’origine à la demande de la Préfecture du Nord en septembre 2015, suite aux attentats qui ont touché la France, pour intervenir auprès des jeunes de 11 à 25 ans et/ou de leur entourage, signalés au numéro vert « Stop djihadisme ». Depuis septembre 2018, elle intervient également dans le Pas-de-Calais.
L’équipe est composée d’un chef de service éducatif thérapeute familial, d’une psychologue clinicienne, de deux assistant.e.s de service social et d’un éducateur spécialisé.
Sa principale mission est d’engager, chaque fois que cela s’avère possible, l’accompagnement psycho-socio-éducatif des personnes radicalisées et d’apporter un soutien aux familles.
Depuis, ses champs d’intervention ont évolué et se sont élargis naturellement à la prévention primaire, qui est un enjeu essentiel : dialoguer le plus tôt possible avec les jeunes pour désamorcer des situations qui, si on ne fait rien, peuvent devenir problématiques. L’équipe est pour cela de plus en plus sollicitée comme structure ressource.
** L’ALSES (Acteur de liaison sociale dans l’environnement scolaire) est un éducateur de Prévention spécialisée implanté dans un quartier. Il fait le lien entre l’intérieur et l’extérieur du collège, favorisant ainsi les relations entre les trois espaces de vie des jeunes : le collège, le quartier et la famille. Il apporte au collège sa connaissance du quartier, sa compétence d’éducateur et son réseau partenarial.
*** Pour des raisons de confidentialité, leurs noms ne sont pas mentionnés.